From Le Monde (France), February 13, 2016 by Hubert Guillaud:
“Comment gagner à Tinder ?, s’interrogeaient cet été dans un épatant billetpour le New Inquiry, Alicia Eler (@aliciaeler) et Eve Peyser (@evepeyser).
Pour les deux jeunes femmes, Tinder, la célèbre application de rencontre qui compterait plus de 50 millions d’utilisateurs, dont plus de 10 qui l’utiliseraient quotidiennement (voir cette compilation rapide de quelques rares chiffresque la société distille avec beaucoup de parcimonie), n’est rien d’autre qu’un jeu. Il faut dire que le grand succès de Tinder repose assurément sur son interface, qui semble très engageante, tout en permettant à l’utilisateur de rester très détaché de ce qui est l’objet de son attention. Sur Tinder, vous sélectionnez les profils qui vous sont proposés, en les faisant glisser (swipe) à droite pour les conserver si vous les appréciez, à gauche pour les éliminer. Si l’attraction est réciproque (match), les deux utilisateurs sont mis en relation et peuvent alors échanger des messages.
Ce principe très simple d’utilisabilité, très adapté à la consommation mobile, a depuis été copié par nombre d’applications, au-delà de la rencontre amoureuse, à l’image de Glassbreakers, pour favoriser l’entraide entre femmes entrepreneures. uKonnect pour organiser des diners d’affaires avec des inconnus. Product Hunt répertorie des dizaines de Tinder for X, montrant par là le grand succès de la simplicité de l’interface… qui est devenue à la fois le symbole d’une conception d’interaction réussie et le modèle des formes d’interactions d’aujourd’hui. Reste que ce succès, essentiel, ne doit pas faire oublier non plus qu’il repose sur un autre élément : la gratuité, qui a bouleversé le champ de la rencontre longtemps (et encore) dominé par des systèmes de mise en relation payants.
Tinder : une interface conçue pour vous rendre dépendant
A Tinderland, le pays des utilisateurs de Tinder, rien ne compte, rappellent Alicia Eler et Eve Peyser. La rencontre IRL n’est pas toujours un but en soi, estiment les deux chercheuses. “Gagner à Tinder consiste à maîtriser les affordances de l’application, ses mécaniques de jeu, les « tampons dissociatifs » qui font qu’il est possible de jouer. Vous devez considérer les autres personnes sur Tinder – et vous-même – comme des avatars.” Tinder a conçu un environnement très simple, très agréable, très addictif… qui rempli toutes les caractéristiques des interfaces conçues pour vous rendre dépendant qu’évoquait Nastha Schüll. C’est une interface qu’on explore de manière solitaire, qui demande des interactions très rapides et qui créé un sentiment de fusion avec elle, en nous invitant à cliquer sans arrêt pour obtenir une réponse. Quand vous l’utilisez, vous êtes constamment bombardés de nouveaux visages… pareils à un catalogue infini de gens semblables à des produits, jusqu’à la saturation cognitive que provoque un trop grand choix, qui nous fait oublier les paramètres même du choix que l’on souhaite faire.
Son inventeur, Sean Rad, a d’ailleurs expliqué que Tinder n’avait pas de point final ni de but. Il est ce que vous voulez qu’il soit. Pour gagner à Tinder, il faut rester insouciant, garder le plus de possibilités ouvertes.
“Tinder est à la fois un fantasme et la vie réelle. A Tinderland, il n’y pas de séparation entre les deux”, expliquent Alicia et Eve. On peut y rencontrer plein de gens et vous pourriez quand même ne jamais trouver ce que vous y cherchez. L’application sépare le numérique et le physique, tout en les fusionnant. Comme l’explique le jeune réalisateur Seth Watter (.pdf), l’âge des écrans augmente notre besoin de simultanéité temporelle tout en augmentant notre sens de disparité spatiale. ”Nous sommes de plus en plus dans le même temps, mais pas au même endroit”. Cette confusion change la nature même de la relation. Elle consiste moins à tomber amoureux qu’à jouer de la distance et de la proximité permise par l’application. L’enjeu n’est pas tant de tomber amoureux que de savoir si l’on souhaite que la personne que l’on voit à l’écran le traverse pour s’asseoir à côté de soi, dans l’intimité d’où on le regarde…
Plutôt que de « baiser », la médiation de l’écran nous invite à cliquer et caresser, ce qui reconfigure par là même, la façon de faire relation. Tinder offre une satisfaction tactile immédiate. Le rythme du glissé est relaxant. “C’est un moyen de passer le temps en étant productive tout en ne faisant rien, quand je veux me sentir adorée, mais pas enlacée.”
Qu’est-ce que Tinder simplifie ?
« Tinder est une application de productivité fun« , qui transforme la romance en produit. Créer son profil consiste à créer une publicité de soi-même, à se montrer comme un partenaire potentiel idéel, à se montrer comme un fantasme, expliquent encore Alicia Eler et Eve Peyser. Sur Tinder, contrairement aux sites de rencontres qui nécessitent de remplir de fastidieux profils, ou de répondre à d’innombrables questions qui vont permettre l’appariement, vous êtes votre propre entremetteur. Tout l’enjeu consiste à sélectionner une ou des images de soi, censées refléter votre personnalité. Qu’importe si cette autopromotion de soi laisse chacun un peu désemparé, sans guide pour la réaliser (les plus anciens pourront se souvenir de l’excellent blog du site de rencontre d’OK Cupid qui fourmillait de recommandations tirées de l’analyse des données des utilisateurs permettant de savoir par exemple, quel type de photos avaient plus de succès que d’autres). Comme si à la simplicité de l’interface proposée par Tinder répondait à une sorte de magie immanente, évidente, de la rencontre et de l’attirance. Autant dire que c’est tout de même une réponse un peu courte… A force de simplification, Tinder semble avoir rejeté toute friction, au détriment même du service qu’il souhaite rendre à ceux qui l’utilisent.
Dans sa chronique hebdomadaire pour leMonde.fr, Maïa Mazaurette revenait récemment sur une belle brochette de services web pour la séduction et évoquait le développement de services dédiés visant à améliorer Tinder, comme TinderUs, qui aide à créer un profil plus séduisant ou BroApp qui se propose d’envoyer des messages d’accroche à votre place pour entamer la conversation. Le développeur Justin Long avait longuement raconté sur son blog comment il avait « automatisé » son utilisation de Tinder, en utilisant un logiciel de reconnaissance faciale pour trier les profils et un robot pour initier les conversations à sa place. Il en a depuis fait un programme, Bernie, un entremetteur personnalisable qui se configure pour engager les rencontres et swipe les profils pour vous selon vos recommandations. Autant de tentatives d’optimisation de Tinder qui ne parviennent pourtant pas à répondre à ses principaux défauts : la façon dont l’application simplifie quelque chose de complexe et la façon dont sa proposition constitue finalement presque plus une régression par rapport aux sites traditionnels de rencontre.
Ces tentatives d’optimisation sonnent également comme autant de mode de contournement du coeur du succès de Tinder : son inaccessible algorithme. On apprenait récemment que le système attribue à chaque utilisateur une note de « désirabilité » selon les personnes qui sont attirées par votre profil. Mais ce n’est pas le seul critère de l’algorithme de Tinder, rappelle le site Marketing Professionnel dont l’objectif, plus que de nous tendre un miroir à nos propres illusions, ressemble de plus en plus, à l’heure où le site a lancé une version payante, à un « miroir-caisse ».
Quelle philosophie est inscrite dans Tinder ?
Etre célibataire en 2015 signifie souvent, cyniquement, « escalader les murs de l’internet en priant pour trouver un trou où y glisser un pied », constate avec humour Alana Hope Levinson sur Medium. Ce qui est assez épuisant. Surtout pour les utilisatrices, qui doivent se projeter dans des outils qui ne sont pas nécessairement conçus pour elles. N’est-ce pas également le cas du si superficiel Tinder ?
Un rapport du Pew Internet de 2013 a montré que sur les sites de rencontre en ligne, 42% des femmes s’étaient senties harcelées ou mal à l’aise contre seulement 17% des hommes, soulignant par là-même, l’asymétrie misogyne de nos outils.
Alana Levinson rappelle que les hommes sont bien plus nombreux que les femmes dans le monde de la technologie. La plupart des sites de rencontres, d’ailleurs, ont été imaginés par des hommes. ”Il n’est donc pas surprenant que les produits de rencontre les plus populaires répondent d’abord aux problèmes des utilisateurs masculins”. L’extrême simplicité de l’interface de Tinder n’en est-elle pas d’ailleurs le meilleur reflet ?
Mais cela pourrait changer. Alana Levinson a découvert Bumble, la première application de rencontre créée par des femmes. Sur Bumble, seules les femmes peuvent prendre l’initiative des conversations et si elles ne le font pas l’appariement expire. Bumble, fondé par une ancienne de Tinder, aurait déjà atteint le million d’utilisateurs. Pour Shannon Ong, fondatrice de The Catch, une autre application de rencontre lancée par une femme : les hommes créent des applications en fonction de leurs propres problèmes d’utilisateurs. Et Alana Levinson d’en évoquer bien d’autres comme Siren, The League… Reste qu’on ne sait pas si cet essor de sites et d’applications féminines sera suffisant pour protéger utilisateurs et utilisatrices des pratiques léonines du secteur qu’a mis à jour le scandale Ashley Madison… Visiblement, à en croire une très simple et évocatrice expérience menée par le magazine vidéo Whatever, le rapport utilisateurs/utilisatrices sur Tinder n’a pas l’air plus vertueux que sur les autres sites de rencontre.
“Exiger que les femmes parlent en premier ou leur donner le contrôle pour relever leur image, peut sembler de petits choix de conception sans conséquence”, mais ils influent sur les relations. A l’heure de « l’apocalypse de la rencontre », les créateurs de technologie doivent interroger le sens de ce qu’ils – et elles – conçoivent. Est-ce que les femmes peuvent bâtir un meilleur Tinder ?, demandait Alana Levinson. Certainement. Mais aucune application de rencontre ne fournira pourtant de solution miracle. Toutes peinent encore à optimiser l’appariement, à fluidifier l’échange et au final à favoriser des rencontres IRL (in real life) qui en découlent. Reste qu’il est intéressant de regarder comment l’éthos des fondateurs façonne les produits qui agissent sur la société, comme c’est le cas de ces applications qui façonnent notre culture commune qu’évoquait Anil Dash, conclut Alana Levinson. “Nos valeurs définissent les valeurs par défaut des services”. Uber est le reflet des valeurs très libérales de Travis Kalanick. Tesla de celles d’Elon Musk. Facebook de celles de Mark Zuckerberg (comme le soulignait déjà Zadie Smith lue par Xavier de la Porte)… D’où l’importance de favoriser une plus grande diversité de ce monde d’entrepreneurs pour en diversifier les valeurs.
La relation occasionnelle perpétuelle
Tinder, c’est un peu comme faire un safari depuis une jeep, une chasse sans fin, expliquent encore Alicia Eler et Eve Peyser. C’est comme un espace de jeu narratif permettant de jouer sur plusieurs niveaux à la fois, permettant de parler à tout le monde et à personne en même temps. Comme le remarquait le psychologue Tomas Chamorro-Premuzic, les applications de rencontre mobiles sont une fin en soi plus qu’un moyen. Le prétexte est de draguer, mais le vrai plaisir nait du processus… Du plaisir que procure la connexion occasionnelle que l’application favorise, vous permettant d’avoir une conversation avec un inconnu que vous ne rencontrerez peut-être jamais. “Parfois, tout ce dont on a besoin, c’est d’avoir cette brève liaison, et Tinder facilite cette possibilité”. Tinder n’accélère ni ne décourage « la chasse ». Il l’a mécanise, il en maximise la productivité. Il rend la chasse évasive, et bien souvent la conversation s’épuise plus qu’elle ne se concrétise. Tinder rend la recherche d’une relation désinvolte en nous permettant d’entreprendre simultanément plusieurs utilisateurs. Il protège et détourne les utilisateurs de l’incertitude émotionnelle de leur recherche. Et en s’y connectant, on en accepte les règles et on reconnait que les autres y jouent.
Gagner à Tinder ne consiste pas forcément à former une relation sur le long terme en dehors de Tinder. Gagner à Tinder consiste finalement à accepter que vos interactions réelles soient assujetties aux limitations du jeu, quitte à ce qu’elles ne dépassent jamais l’écran où elles se projettent.
Tinder : symbole de la simplification technologique ?
La conception de Tinder n’est pas si parfaite ou vertueuse que son succès le laisse penser. Sur Slate.fr, on nous explique que Tinder peut rendre les utilisateurs assez brutaux dans leurs échanges, du fait de l’absence de relations sociales préexistante entre les gens ; mais peut aussi favoriser la drague pour la drague, parce qu’elle procure en elle-même suffisamment de plaisir pour n’avoir à jouer qu’à cela, comme le soulignait les auteures de Comment gagner à Tinder.
Tinder est devenu bien plus qu’une application de rencontre, expliquent Alicia Eler et Eve Peyser dans un nouvel article sur le sujet. Il est devenu un symbole de la manière dont le numérique reconfigure notre rapport au monde. “Il est devenu une métaphore pour accélérer et mécaniser la prise de décision nous transformant en créatures binaires”. La dichotomie de son mécanisme, assez similaire à celui que pratiquent la plupart des médias sociaux nous invitant à aimer ou pas, à retweeter ou pas.., aplatit toute complexité. “A l’heure où la stimulation sociale et techno-sexuelle est maximale, le retrait – la déconnexion – commence à devenir le seul moyen de réellement dire non”.
« Tinderizer » est devenu la version numérique de glander, un moyen d’éviter toute confrontation aux autres, un substitut à quelque chose de décontractant et d’intime, un moyen de libérer son énergie émotionnelle sans conséquence, de jouer sans fin à un jeu où rien ne compte. Par l’épuisement et la saturation, en faisant que nos choix ne réclament aucune énergie et n’aient aucune conséquence, Tinder nous rend froids et insensibles.
Pour Eler et Peyser, le numérique, le développement de notre connectivité, consiste à s’assurer que nous avons toujours beaucoup trop d’options pour faire quelque chose. La connectivité par saturation est une stratégie pour n’avoir pas à répondre aux trop nombreuses options que nous rencontrons, jusqu’à épuisement de l’excitation que les possibilités entrouvrent. L’insensibilisation nous conduit à ignorer tout le monde jusqu’à nous-mêmes. L’application Twindog, qui offre aux propriétaires de chiens un moyen d’en rencontrer d’autres sur le même principe que Tinder ne nécessite ainsi plus ni parcs, ni chiens, ni instinct canin pour la rencontre.”